Rencontre avec Tony Comiti : les journalistes doivent-ils mentir pour obtenir la vérité ?

Le Blog Lifestyle 5 novembre 2014 1

Le débat autour de l’utilisation de la caméra cachée et de l’immersion sous une fausse identité fait aujourd’hui rage, alors que ces deux pratiques semblent se banaliser dans le paysage journalistique français.

Tony Comiti, dirigeant de l’agence Tony Comiti Productions, producteur de nombreuses enquêtes pour les grandes chaînes françaises et leurs principales émissions d’investigation, revient avec nous sur cette problématique qui pose à la fois les questions de l’éthique et de l’évolution du journalisme.

Question : Tony Comiti vous produisez des enquêtes ou des reportages pour de grandes émissions comme Zone Interdite, Envoyé Spécial, Reportages ou 66 minutes. Vous utilisez la caméra cachée ?

Tony Comiti : Nous n’utilisons la caméra cachée que lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens d’avoir des informations. Je trouve que c’est un droit légitime lorsque nous infiltrons des milieux comme celui du trafic de drogues, du trafic d’armes, de la prostitution ou des réseaux mafieux ; ou bien dans les grandes entreprises et l’administration où il est de plus en plus difficile de rentrer avec nos caméras pour enquêter.

Tony ComitiC’est notamment l’émission Les Infiltrés qui a consacré ce nouveau genre. Quand on évoque le procédé de la caméra cachée, on pense souvent à des images floutées, des phrases chocs ou des vérités crues… qu’en pensez-vous ?

Tony Comiti : Il est certain que la caméra cachée peut parfois tomber dans le caricatural. Mais il ne faut pas non plus généraliser. Ce nouveau style de journalisme que vous évoquez, on appelle ça du journalisme d’infiltration. L’objectif est de « montrer » plus de choses, des informations embarrassantes ou cachées.

Ensuite, je suis assez d’accord pour dire qu’on abuse parfois du procédé. Il y a encore quelques années, l’utilisation de la caméra cachée était une exception, aujourd’hui c’est devenu l’une des marottes des journalistes et de la télévision.

La caméra cachée n’est-elle pas un outil un peu racoleur ? Les journalistes doivent-ils vraiment s’en servir, notamment d’un point de vue déontologique ?

Tony Comiti : Il ne faut pas mélanger le genre, l’enquête journalistique, et l’outil qu’est la caméra cachée, mais qui peut aujourd’hui être un téléphone portable ou un micro dissimulé.

Dans certains cas, où il n’y pas d’accès, le devoir du journaliste c’est de donner l’information.

Il y a trois cas dans lesquels la charte de déontologie des journalistes les autorise à travestir leur identité : premièrement, si la source est menacée ; deuxièmement, si l’accès à l’information est impossible autrement ; troisièmement, si le sujet le justifie.

C’est intéressant de les connaître. C’est ensuite aux journalistes d’être capables d’user de ces dérogations à bon escient, sans tomber dans l’excès.

Mais est-ce que la caméra cachée n’est pas devenue une solution de facilité ?

Tony Comiti : Évidemment, lorsqu’elle devient une facilité, c’est insupportable. D’abord parce que cela décrédibilise le métier de journaliste. Un bon enquêteur, sérieux, ne se servira pas de ces outils par facilité. L’utilisation de la caméra cachée ou de la fausse identité doit rester exceptionnelle.

Pourtant, il est plus simple de faire appel à ce type de procédés, de voler une image ou un son, plutôt que d’essayer de convaincre pendant plusieurs semaines un témoin de parler face à la caméra. Cela coûte moins cher également…

Tony Comiti : Oui, peut-être, mais je ne pense pas que ce ne soit qu’une question d’argent. Pour les médias d’actualités, comme les journaux télévisés, c’est surtout une question de temps. Par exemple, si un journal de 20 heures à un sujet à faire sur les grandes surfaces ou la consommation, les équipes n’ont pas le temps de demander des autorisations qui sont très difficiles à obtenir. Donc la solution, c’est de rentrer avec une caméra cachée.

À l’inverse, lors d’un véritable travail d’investigation, pour des formats de type magazine ou grand reportage, on peut dire que les journalistes ont plus de temps pour préparer leur sujet. Qu’en est-il pour vous et votre agence, qui êtes spécialisés dans ce domaine ?  

Tony Comiti : En effet, pour un format comme le magazine, on a beaucoup plus de temps. Dans ce cas, on utilise la caméra cachée quand on n’a pas d’autres moyens pour avoir accès à l’information.

Dans notre rédaction, chez Tony Comiti Productions, avant d’utiliser la caméra cachée, il y a un débat. On se place dans une vraie démarche journalistique, on se pose la question.

La caméra cachée doit rester un dernier recours pour accéder à la vérité.

Dans un reportage pour France 2, vous dénonciez les méthodes d’une société de recouvrement. Cette dernière vous a fait un procès, que vous avez gagné. Est-ce que l’utilisation de la caméra cachée était totalement justifiée dans ce cas ?

Tony Comiti : Oui, je pense. Ici, il s’agissait de dénoncer des comportements insupportables et des méthodes violentes de la part de cette entreprise de recouvrement, envers des personnes qui sont surendettées.

Mais avant de rentrer en caméra cachée ou d’infiltrer des journalistes en tant qu’employés, nous avions fait des demandes de tournage… et nous n’avons jamais eu de réponse. Nous n’y allons jamais comme ça, nous demandons des autorisations et lorsque elles sont refusées à plusieurs reprises, nous agissons autrement pour avoir accès aux informations qui nous sont dissimulées.

Pour finir, auriez-vous en tête l’exemple d’une caméra cachée pleinement justifiée sur le plan de l’information et qui a marqué les esprits ?

Tony Comiti : Probablement l’équipe que nous avions envoyé à Kaboul, avant le 11 septembre 2001, filmer en caméra cachée les Talibans et le régime de terreur qu’ils imposaient à la population afghane, alors que les caméras étaient absolument interdites dans ce pays. Notre équipe a notamment filmé des exécutions publiques dans les rues de Kaboul, les exactions des Talibans, la vie quotidienne des habitants de cette ville. Nous n’étions ni dans le voyeurisme, ni dans le spectacle, c’était juste de l’information.

Dans ce cas, l’utilisation de la caméra cachée amène une réelle plus-value journalistique mais suppose également un véritable travail d’enquête sur le terrain et une prise de risques non-négligeable.

 

Un commentaire »

  1. Darnyitu 11 février 2015 at 10 h 39 min - Reply

    Un article très intéressant, avec beaucoup de recul sur le métier de journalisme !

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