Abus de bien ne nuit pas, certes. Mais il faut avouer que lorsqu’un sujet est à la mode, on peut compter sur les médias pour en faire profiter le public jusqu’à plus soif. On ne présente plus Game of Thrones, la série inspirée des livres de Georges R.R. Martin. Elle met aux prises, dans un monde créé de toutes pièces, différentes familles, seigneuries, factions, monômes, individus et même monstres mystérieux et terrifiants, dans un impressionnant embrouillamini géopolitique, diplomatique et sentimental… Le tout est organisé avec une virtuosité remarquable, et ce serait faire preuve de mauvaise foi que de ne pas saluer la qualité de l’écriture de cette série. Le consensus en ce sens est d’ailleurs fort peu remis en question, et Game of Thrones suscite une unanimité inédite pour un programme télévisé. Hélas, et c’est bien souvent tout le problème de l’unanimité, nous commençons maintenant a dériver sur les méandres de plus en plus accidentés d’une fascination irraisonnée, comme ont pu en générer d’autres grandes productions a succès comme Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars.
Le « mème internet», instrument de médiamétrie moderne
Les mèmes – entendez les multiples variations créées par des anonymes sur le Net autour d’un sujet, d’une photo, d’un film, d’une personne (le « Allo quoi » de Nabilla en est un bon exemple) que l’on retrouve sur Internet constituent un symptôme éloquent de l’engouement du public pour une œuvre. On peut mesurer de façon intuitive l’intérêt porté par le public à un événement par la fréquence d’apparition des mèmes à son sujet sur les réseaux sociaux, les forums et en général sur l’ensemble des espaces d’expression publique… ce que nous appellerons le « Café du commerce planétaire ». Ce phénomène n’est en effet que le prolongement on-line des discussions de bistrot et autres machines à café, autour desquelles on peut infailliblement détecter les sujets générateurs d’intérêt pour les gens. Cela a toujours existé, ça peut être parfois un peu lourd et répétitif, mais on finit immanquablement par y participer soi-même et en rire. On se dit que ça n’a rien de bien méchant.
Quand les medias « sérieux » et les politiques s’en mêlent
Mais avec Game of Thrones, c’est au tour de la presse institutionnelle, des intellectuels et du monde politique de se lancer dans l’évocation à tout va de l’univers de Westeros. On voit fleurir des articles expliquant la situation géopolitique du Moyen Orient par Game of Thrones, nous proposant une grille de lecture marxiste afin de deviner le dénouement de la série, on apprend que le leader du mouvement Podemos en Espagne s’identifie a un de ses personnages, allant jusqu’à consacrer un essai a la série sous le titre « Gagner ou mourir », que l’éminemment sérieuse émission « la marche de l’Histoire » sur France Inter a récemment diffusé une édition entière sur Game of Thrones, que le Parti socialiste français a détourné la série à des fins de communication, et Libération trouve intéressant d’associer à chaque parti politique français une faction de Game of Thrones…
Nous ne saurions nous plaindre de ce que ces différentes entités prennent un peu de bon temps et se détendent au détour d’un article ou d’une publication un peu plus légère. Mais il s’agit de supposées élites, de professionnels de la communication, de la politique, de l’analyse experte dans divers secteurs de la pensée. Dans un univers idéal, tout ce petit monde aurait pour souci premier de tirer vers le haut ceux ne disposant pas des outils, du temps, de l’instruction nécessaires pour décrypter le système dans lequel ils évoluent et identifier les mécanismes qui le régissent.
Games of Thrones pour flatter les passions plutôt que la raison
Au lieu de cela, les élites en question récupèrent les thèmes chers au peuple dans un but de pure flatterie, de recherche d’audience. La série Game of Thrones n’a certes rien d’un programme « débile », mais cela n’a rien non plus d’une thèse géopolitique, sociologique ou historique applicable au monde réel. Il s’agit d’un divertissement, dont les dénouements et les intrigues parodient la réalité, mais ne sauraient en aucun cas en proposer une exégèse. Le principe est de divertir, de créer une illusion de logique humaine qui permettra d’intégrer des rebondissements, des combats, des trahisons, tout ce qui rend la série passionnante à suivre. Moins anodine qu’elle n’y parait, cette récupération caricaturale et envahissante d’une fiction par le politique et l’intellectuel est symptomatique de la renonciation de ceux-ci dans leur rôle didactique. Plutôt que de se rendre utile par la cohérence d’un programme, l’éloquence et la pertinence d’une analyse, on simplifie et vulgarise la chose publique à tours de bras afin de flatter les passions plutôt que la raison. Bref, ce qu’Aristote considérait déjà en son temps comme la perversion de la démocratie, à savoir la démagogie.