En l’espace d’une décennie, Tao Hongjing est devenu une valeur sûre dans le monde de l’art contemporain. Né en Chine en 1979, diplômé du prestigieux Shanghai Theatre Academy, puis des Beaux-Arts à Grenoble, Tao Hongjing s’attache dans ses œuvres à traduire les changements économiques et culturels secouant la Chine du 21ème siècle. Son regard, mélange de sensibilité chinoise et d’ouverture au monde, en a fait un artiste reconnu exposant à Tokyo, New-York et Paris, et bénéficiant d’une côte confortable sur le marché de l’art. Mais Tao Hongjing n’a jamais existé. Ou plutôt, il n’est pas né à Shanghai, mais à Nantes, et se nomme Alexandre Ouairy.
Une mystification motivée par le manque de reconnaissance
Fasciné par la Chine, Alexandre Ouairy s’y expatrie en 2000, alors qu’il n’est âgé que de 21 ans. Le Nantais, à la fin de ses études, s’installe à Shanghai et commence à y exposer ses œuvres. Mais cinq années s’écoulent sans que le succès ne se présente, les ventes demeurant quasi-inexistantes. Personne ne semble s’intéresser à un artiste français, tandis que les créateurs chinois, eux, ont le vent en poupe sur le marché de l’art en plein essor des années 2000. Désespéré, une idée vient au jeune homme alors qu’il se promène dans la rue. Devant les étals regorgeant de contrefaçons, il entrevoit une solution pour sortir de l’impasse : pourquoi ne pas se forger une identité factice en se faisant passer pour un chinois ? La reconnaissance viendra-t-elle enfin en endossant cette nouvelle personnalité ?
Tao Hongjing, un personnage bien mystérieux
Avec la complicité de son galeriste, Alexandre Ouairy se forge une biographie intégrant certains éléments issus de son propre parcours. Le nom de Tao Hongjing est adopté, en référence à un maître du taoïsme né au 5e siècle et réputé pour son esprit facétieux. Le mystérieux artiste organise à Shanghai une première exposition, qui se révèle être un franc succès. Pendant dix ans, Alexandre Ouairy va duper le monde de l’art, qui salue son talent et vante ses créations. Les acquéreurs se précipitent sur cet artiste chinois prometteur et font grimper le prix de ses œuvres. Certaines atteignent même les 30 000 euros, alors qu’elles dépassaient péniblement, avant la supercherie, les 200 euros.
Un scenario parfaitement étudié
Si le subterfuge a pu durer si longtemps, c’est grâce aux multiples précautions prises par Alexandre Ouairy, qui a veillé à donner ses interviews par téléphone, et a soigneusement évité le contact avec son public. Tout en assistant à ses expositions en se faisant passer pour l’assistant de son galeriste, qui, lui, jouait le rôle de l’artiste. En créant ainsi son « double » chinois, le Nantais a parfaitement cerné et déjoué les contraintes d’un marché extraordinairement complexe et dynamique. La montée en puissance, en Chine, de nouvelles fortunes a coïncidé avec l’émergence de créateurs reconnus. A l’heure actuelle, pas moins de 17 Chinois émargent sur la liste des 50 artistes les plus vendeurs de l’art contemporain, et représentent 21% des recettes mondiales du secteur.
De l’importance accordée à la nationalité
Alexandre Ouairy n’est pas le premier à duper ainsi le marché de l’art. En 2007, l’Américain Theaster Gates s’était inventé un alter-ego japonais, et avait exposé avec succès ses créations en céramique. Les critiques, bluffés, avaient salué cet artiste à la biographie fascinante, survivant d’Hiroshima, installé dans le Mississippi et ayant épousé une militante des droits civiques.
Plus proche de nous, un autre américain, Michael Derrick Hudson, las d’essuyer les refus des éditeurs pour l’un de ses poèmes, avait fini par être admis dans l’anthologie « Best American Poetry » de 2015, en soumettant le même poème, mais sous le pseudonyme de Yi-Fen Chou. Mais aucune de ces usurpations, à but mercantile ou publicitaire, n’a duré aussi longtemps que celle de « Tao Hongjing ».
Un mensonge devenu inutile
Après avoir mené de main de maitre sa supercherie, l’artiste a finalement décidé de faire éclater la vérité. Une vérité qui n’aura finalement suscité que très peu de réactions négatives. Pour Alexandre Ouairy, le but est en tout cas atteint : acquérir la reconnaissance et percer sur le marché international. De plus, comme il le constate lui-même, la barrière qui séparait l’art chinois de l’art occidental est en train de tomber, lui permettant ainsi de reprendre sa vraie place, celle d’un artiste français expatrié en Chine.